Être migrant, à travers les mots

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Ce post, sous mon nom, n’est en fait pas le mien… Ici vous trouverez le point de vue de Chiara qui a écrit, à Rennes, une des 400 lettres du projet… Elle nous raconte ses réflexions et ses questionnements suite à notre entrevue pour le bilan du projet que nous avons réalisé ensemble…

Suite à ma participation en tant que témoin rennais à l’Encyclopédie des migrants, je suis invitée à donner mes impressions sur le projet et sa gestion lors d’une interview avec ma personne contact, Thomas.

L’échange nous prend presque deux heures, nous nous donnons le temps, devant un thé, la discussion se fait de plus en plus intéressante au fur et à mesure que Thomas me pose des questions concernant la perception des migrants par les habitants de la ville, la présentation des phénomènes migratoires par les médias, dans les discours publics et privés, ainsi que les différentes facettes de la migration et ma perception personnelle de la migration en général et de ma migration en particulier.

Ma migration…

Je me rends compte en discutant avec lui qu’avant de participer à l’Encyclopédie, je ne me suis jamais posée la question de ma migration. À vrai dire, je ne suis même pas sure d’avoir jamais pensé à moi comme à une migrante.

Je me surprends à dire à Thomas ce que j’entends en pensant à la définition du dictionnaire du mot migration. Nous échangeons sur comment cette définition, pourtant simple, se trouve souvent complètement déformée par le discours médiatique et comment cela influence la perception publique et privée que l’on a des migrants.

Plus tard, quand Thomas est déjà loin de mon appartement, je continue à y penser. Je ne peux pas m’en empêcher. Je suis curieuse de voir si ce que je comprends par ce mot correspond vraiment à la définition du dictionnaire. Je cherche migration dans le Larousse et voici ce que je trouve :

  • Déplacement volontaire d’individus ou de populations d’un pays dans un autre ou d’une région dans une autre, pour des raisons économiques, politiques ou culturelles
  • Déplacement massif de populations : Les migrations des vacanciers du mois d’août.
  • Voyage annuel d’une population animale depuis son aire de reproduction jusqu’à une aire d’hivernage parfois très éloignée et voyage de retour, généralement par le même chemin.

Exact ! Je pensais aussi à un simple déplacement de personnes, comme dans la première définition. Et pourtant… je ne crois pas que moi, blanche, européenne, italienne, docteure, active, cadre, qui me suis déplacée par des raisons économiques, politiques et culturelles à la fois, je figure dans les statistiques officielles sur la migration.

Je suis confuse, mais je me dis que tout doit sans doute dépendre de ce qu’on entend par les mots économique, politique et culturel… Probablement c’est moi, le fait d’être traductrice et linguiste, qui m’y prends sûrement mal : je considère ces termes d’une manière tellement large que pour moi faire le tri sélectif c’est une question économique (vu qu’on peut réutiliser en lieu de jeter), politique (vu que cela a un impact sur la polis) et culturelle (vu que dans certains pays on ne sait même pas ce que cela veut dire).

Je ne suis pas persuadée, je cherche plus loin (cela doit être le fait d’être chercheuse…). Je vais voir si sur le blog Les mots sont importants quelqu’un a écrit quelque chose sur le mot migration.

Je ne trouve rien sous ce mot, mais je trouve un article sous le mot immigré dans lequel on discute de pourquoi les blancs ont tendance à être appelés plutôt expatriés en lieu d’immigrés. Cela doit être donc une question de couleur de la peu. Mais le Larousse ne disait rien là-dessus. Et je ne me suis jamais considérée expatriée non plus.

Je suis de plus en plus confuse… mais décidée à aller jusqu’au bout de l’affaire. Je vais chercher expatriation dans le Larousse. Je suis renvoyée au verbe s’expatrier :

  • Quitter volontairement sa patrie, partir en exil.
  • Quitter à regret un lieu dans lequel on aimait vivre.

Je comprends alors pourquoi je ne me suis jamais considérée expatriée : déjà je n’ai pas de notion de patrie (cela doit être car je suis profondément européenne) et puis parce que je suis partie volontairement de mon pays, mais sans en être obligée et surtout sans regrets.

Ah… cela doit être alors que j’étais contente de partir, alors que les « vrais » migrants ne le sont pas !

C’est peut-être ça. Mais est-ce qu’on leur a jamais demandé s’ils étaient contents ?

Je vais faire un café pour mieux réfléchir (cela c’est sans doute car je suis italienne).

J’ai à la maison du café arabica qui doit venir (il a migré ? Sans doute pas : il n’était pas volontaire !) du Brésil, torréfié à la française (malheureusement impossible d’obtenir la bonne mousse à l’italienne !), que je prépare avec une machine italienne et l’eau du bassin rennais… Cela ne me choque pas (sans doute parce que j’ai beaucoup voyagé et j’aime les mélanges culturels).

Le café fini, je résume, pour y voir plus clair (cela doit être ma tendance analytique).

Je suis blanche, européenne, italienne, docteure en linguistique, diplômée en traduction, cadre dans le R&D d’une entreprise rennaise, j’ai un prénom typiquement italien, j’aime le café, je suis analytique, j’ai beaucoup voyagé et les mélanges culturels ne me choquent pas. Je me suis déplacée pour des raisons économiques (pour avoir des conditions de travail plus favorables), politiques (je pense que l’Europe sera construite par nous, nos déplacements, nos amours, nos passions, nos engagements et je veux participer à ce processus), culturelles (l’Italie oublie trop souvent de reconnaître sa valeur à la Culture). Je ne figure pas dans les statistiques sur la migration, je ne suis pas expatriée, je suis dans l’Encyclopédie des migrants, je suis migrante.

Que signifie-t-il alors d’être migrant ?

Je me dis que cela dépend probablement d’à qui on pose la question.

L’Encyclopédie des migrants, telle que je l’entends, cherche à donner une réponse à cette question par les vécus d’un certain nombre de migrants avérés, du moins selon la définition du Larousse. C’est un savoir chaud présenté sous forme de savoir froid, sur papier, à la Diderot et D’Alembert, de façon vaguement provocatrice, comme à dire : les savoirs chauds, les expériences de vie, les intimités sont des savoirs aussi importants que les notions, les connotations médiatisées des mots, les politiques ou l’opinion publique.

Et quant à ma migration, que signifie-t-elle ?

Rien de spécial, à part que j’ai commencé à voyager trop tôt, j’y ai pris goût, je suis curieuse et puis un endroit est venu s’imposer sur les autres, à un moment donné, sans raison apparente, avec une injonction de rester, en lieu de partir.

En interrogeant les grosses pages de l’Encyclopédie on trouvera au moins 399 autres réponses à cette question, chacune différente, subjective, particulière, originale. En bref, unique. Cela ne changera peut-être pas l’usage courant du mot migration, si influencé qu’il est par sa connotation déformée, mais il sera difficile de rester indifférent à ce melting-pot (ici la définition du Larousse) d’histoires, d’images, de langues, d’écritures, de vécus.

Voici la force du projet, son originalité : l’Encyclopédie des migrants finit par nous parler de nous. J’entends par « nous » « nous, hommes et femmes de ce monde », avec des histoires, des images, des langues, des écritures, des vécus, lointains ou proches de ceux qu’on lit dans ces quelques pages inspirées et écrites par d’autres hommes et femmes de ce monde (Cela ne serait-il pas à cause de ma formation en Gestalt-thérapie que je dis cela ? Sans doute, sans doute…).

Chiara